A l’époque où paraît en Amérique la compilation Nuggets, tournée vers le glorieux passé 60’s du rock garage, entre blues et psychédélisme, surgit en Albion un nouveau visage du rock basique et bluesy. La bête à deux tête qui naît en 71 s’appelle Lee Brilleaux et Wilko Johnson, un chanteur rock(ailleux) et un guitariste mécanique, faisant exploser le pub rock dans une violence nouvelle, mais surtout laminant dans la binarité les tenants virtuoses du blues boom des années précédentes. Guitar hero s’il en est, Wilko Johnson compte parmi les premiers à rompre avec la tradition héritée d’Eric « god » Clapton (voir aussi Alvin Lee, Jimmy Page, Peter Green, Mick Taylor, etc.) au profit du minimalisme. Pour le Dr. Feelgood comme pour beaucoup, le rejet de ce parent encombrant s’accompagne d’un retour aux plus lointains aïeux : everybody needs a shot of r’n’b ! Ce shoot, personne ne l’avait administré si bien depuis les premiers 45 tours des Stones. Par fierté de cet héritage d’avant le rock grandiloquent, le groupe puise son nom dans une chanson de Johnny Kidd, tâcheron rockabilly mort sur la route en 66 (mais un tâcheron sublime, qui mériterait que je lui consacre un papier), ce qui fait presque Route 66. sur la route, Dr. Feelgood y sera continuellement, multipliant les concerts chaque année au mépris du passage des modes et des changements de personnel, jusqu’à la mort de Lee Brilleaux en 94 (unique membre permanent auquel le groupe survivra en évitant le ridicule, un cas d’école). On apparentera donc la formation à la grande catégorie des groupes de scène, ne faisant en studio que répéter le travail déjà fait chaque soir en public : arrivé début 75, Down By The Jetty est le premier d’un trio de chef d’œuvre de blues rock, chaque morceau étant selon la légende issu de la première prise. Et en mono bien sûr, par respect pour le son brut et originel du genre.
Le résultat n’est pourtant pas une resucée du blues des Stones, Animals ou autres Them, pas plus qu’un hommage à la musique américaine. Son minimalisme et sa violence ouvrent à Dr. Feelgood une nouvelle voie dans cette tradition. Habillés de costumes sobres, cheveux courts, ces mecs imposent un style nouveau. Sans fioritures et sans concessions, ils posent en même temps que les Ramones outre atlantique les fondations du grand chambardement de 1977. Car si le mouvement punk a été entendu comme un rejet massif du passé musical, le fait de partager de cette ligne de conduite vaut à Dr. Feelgood l’admiration de tous ces jeunes terroristes qui suivront son exemple en se contentant d’en retirer le blues (souvent au profit du reggae). On trouve donc tout naturellement dans Down By The Jetty une version crue du plus basique de tous les blues, le Boom Boom de J.L. Hooker, accompagnant une flopée d’originaux signés de la main du mitrailleur à la six corde Wilko Johnson. She Does It Right, I Don’t Mind, Roxette, la science du riff martelé jusqu’à la syncope accompagne des paroles en forme d’éructation de la part de Lee Brilleau. Ca donne quelque chose comme « I saw you out the other night / I saw somebody hold you tight / Roxette ! / I wonder who it could be ? » et autres déclinaisons du vieux thème sexuel et sentimental si cher à tous les dérivés du blues mais dont je rappelle que le vénérable Son House soulignait la métaphore systématique de problèmes sociaux beaucoup plus dangereux à aborder frontalement. Comme quoi la formule fonctionne de tous temps. Le credo du groupe, c’est cette exaltation d’une humanité assez triviale, un réalisme féroce alterné avec des hymnes à l’essence du rock and roll, c’est à dire le moyen de soulever le poids que cette réalité fait peser sur nos épaules. Comme le blues originel et le punk, le r’n’b proposé par Dr. Feelgood est une musique libératrice, qui échappe donc à tout enfermement intellectuel, se limitant à la seule pulsation qui vaille, celle du cœur.
Second album lâché sur les talons du précédent, Malpractice passe à la stéréo, avec la légère évolution sonore que cela suppose. Mais le contenu de la seringue reste inchangé, de même que la qualité de la dope. Wilko Johnson nous régale de You Shouldn’t Call the Doctor et de l’hymne Back in the Night, et le groupe reprend le séminal (le terme tient du cliché mais je trouve qu’il colle bien ici) Riot In Cell Block Number Nine (tadadada-dam… ta-tadam… ta-tadam… ta-tadam…), parmi d’autres reprises permettant de ne pas épuiser l’inspiration du guitariste en un lapse de temps si court (si j'en crois amg : janvier pour le premier, mars pour le second). Pour l’essentiel, donc, on se référera à la description de Down By the Jetty, ou tout simplement de la musique du groupe en général. Il en va de même pour le LP suivant, Stupidity, un live bien sûr préservé de tout overdub. Superbe photo en guise de pochette, tout résume ici la bipolarité du groupe dont j’ai parlé en ouverture. Wilko envoi la sauce à plein régime et Lee crache dedans. Il est du devoir de toute personne cherchant à comprendre l’ambiance des clubs britanniques des années 70 de se faire une idée sur ce live : reprise de Gloria mise à part, tout y est, et c’est Johnny B. Goode qui conclu l’exercice.
Apres un troisième album studio, Wilko Johnson quittera le navire et sera remplacé au fil des ans par divers autres artisans de qualité, et Dr. Feelgood exploitera le même filon avec d’infimes variations de manière à ne pas l’épuiser pendant encore quelques décennies. Une excellente compilation retrace l’influence de ces divers guitaristes sur la musique de Lee Brilleau : Finely Tuned (the guitar album), où chacun des cinq guitaristes successifs choisi quelques titres issus de sa collaboration avec le docteur. On pourra également se pencher pour une vision d’ensemble sur Singles: The UA Years (réédité en version + tout comme Stupidity) qui montre la capacité du groupe à faire des tubes (originaux ou reprises) qui se valent par eux même : Milk & Alcohol, Mad Man Blues, Down By The Doctor, et tous les autres, pour une anthologie de choix. Pour ceux qui voudraient se faire une idée de l’après Lee Brilleaux, puisque après il y a, le live Speeding Thru Europe est très bon. Dr. Feelgood est par essence un groupe de scène et n’a conservé quasiment que cela, mais il le fait toujours avec un bon cocktail de professionnalisme et de fougue. Le nouveau chanteur (plutôt 50’s et moins gras que Brilleaux dans le timbre) se nommant Robert Kane et assurant toujours avec Steve Walwyn des prestations particulièrement remuantes : jetés de pieds de micros, solo de gratte à genoux, du rock comme on en rêve. Si l'occasion se présente, allez les voir.
